Kasuga Kemmei écoutait le silence. Assis en tailleur sur le sol de sa chambre, il guettait le moindre bruit, la moindre voix, le plus petit chuchotement. En pure perte. C'était jour de marché, et dehors Shiro Taishi faisait un chahut à rappeler un ancêtre auprès de sa famille. Les heimins échangeaient les dernières rumeurs, les marchands hélaient le client potentiel, les gardes criaient pour faire régner un semblant d'ordre. L'auberge était située en plein cœur du quartier marchand, et le shugenja avait fini par apprécier les sons issus de cette agitation qui - amplifiés par les voix des kamis - lui donnaient l'impression d'entendre battre le cœur de la ville. Avoir conscience de leur existence ne faisait maintenant qu'ajouter à son amertume, et à sa peur de rester ainsi pour toujours.
Son regard se posa sur la porte, et en la voyant trembler, il sut que son serviteur devait frapper depuis plusieurs minutes. Naturellement, il n'avait rien entendu.
"Entre," ordonna-t-il. "Je sais que je ne t'ai pas appelé à l'heure habituelle," coupa-t-il avant que l'homme ne puisse s'exprimer. "Inutile de t'inquiéter, je suis en vie." Le serviteur salua pour signaler qu'il avait entendu, mais son regard restait chargé de doute. "Je vais faire un tour en ville, inutile de m'escorter à cette heure du jour." Il venait de prendre la décision à l'instant, mais il était clair que la présence d'un yojimbo risquait de le troubler. Si jamais il avait une chance de retrouver ce qu'il avait perdu, il ne devait pas la gâcher.
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Il traversa les rues de son pas tranquille habituel, mais au lieu de poser son regard éthéré sur les habitants et la ville, il avançait les yeux à demi-fermés, à l'écoute de son environnement. Il manqua ainsi de bousculer plusieurs passants, mais aucun ne voulu offenser un serviteur des kamis, eut-il une attitude aussi peu conventionnelle. Aussi se contentèrent-ils de saluer respectueusement et de lui livrer passage. Le shugenja leur accorda tout juste un regard ennuyé, et continua a avancer en guettant un signe quelconque. Mais sans en recevoir davantage que dans son appartement.
Il traversa le quartier marchand, et se retrouva sur les quais du port. Il passa près du kobune où Yoritomo Gaarth avait ses habitudes, et fit un détour pour éviter de rencontrer son "supérieur" dans cet état. Si cela devait durer, il serait informé bien assez tôt, plusieurs des serviteurs de l'ambassadeur de la Tortue lui ayant été fourni par l'organisation. Il y avait d'ailleurs des chances pour que cette soudaine faiblesse lui attire une suspicion… "Peut-être devrais-je aller directement en informer Daisuke-sama", se dit-il. Mais il n'en fit rien, et continua à marcher dans cette ville qui, soudain, lui semblait tellement étrangère.
Depuis des semaines, la ville vivait sous pression, et l'atmosphère était chargée d'une peur diffuse. Plusieurs incidents et bagarres avaient été rapportés dans les quartiers mal famés, et un nombre inhabituel de cadavres y était retrouvé. Uniquement des eta, des heimins et quelques ronins. Mais les autorités trouvaient que les règlements de comptes prenaient un peu trop d'ampleur, et les magistrats avaient été mis à l'œuvre, ainsi que des soldats supplémentaires. Ceci autant pour sécuriser les rues que pour faire taire les craintes des habitants et les rumeurs sur le manque d'autorité du gouverneur. Cela n'empêchait pas l'inquiétude de toucher de plus en plus les habitants, et l'activité commerciale de la ville commençait à en être affectée. Bien sûr, Kemmei déplorait une telle situation, ainsi que ces vies perdues inutilement. Mais en ce moment il regrettait surtout de ne plus pouvoir ressentir cette angoisse collective avec la même intensité. Il s'assit au pied d'un arbre, colla sa tête contre le tronc, et ouvrit son esprit et son coeur de toute sa force de volonté. Au bout de quelques instants, il jura de dépit, et se dirigea d'un pas hésitant vers les portes de la ville.
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Ses pas finirent par le mener devant le temple du Gorin no Sho. Assis devant une arche torii haute comme trois hommes, sur une simple pierre plate, se tenait un moine. Le pagne qui constituait son seul vêtement ne cachait rien de son corps, dont l'aspect athlétique contrastait étrangement avec les rides du visage. Kemmei s'inclina respectueusement devant lui.
"Konichi-wa, Wawan-san. J'ai besoin de sagesse.
- La seule sagesse que vous trouverez ici est celle que vous y avez apporté, Kasuga-san," répondit le vieux moine avec un sourire espiègle.
"J'espère que non," dit le shugenja. "Depuis que je vis à Shiro Taishi, on dirait que j'ai perdu toute la sagesse que j'ai pu posséder.
- Un moment de sagesse vaut plus que tout les kokus de la terre, c'est pourquoi il n'est pas de coffre qui puisse vous assurer de la conserver," ajouta le moine d'un ton sentencieux.
Bien qu'habitué aux joutes verbales, son interlocuteur ne se sentait pas d'humeur à philosopher. "J'ai perdu le don de voir et d'entendre les kamis." dit-il directement. "Savez-vous ce que cela peut signifier?"
Le moine garda le silence quelques interminables minutes, les yeux dans le vague. "Etes-vous certain de mériter de les entendre?" dit-il finalement.
Le shugenja du clan de la Tortue lança un regard surpris au moine, puis s'éloigna d'un pas hésitant, sans saluer ni répondre.
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Il n'avait parcouru que quelques centaines de mètres lorsqu'il s'effondra au bord de la route, manquant de s'assommer contre un arbre centenaire. Il commença à se remémorer des évènements des derniers mois, la plupart revoyant à des actes qu'il aurait préférer oublier. La douleur du coup disparut alors devant l'avalanche des échecs.
Il se revit jurant fidélité à la Secte du Lotus, promettant d'accomplir tous les crimes nécessaires tout en espérant qu'on ne le lui demanderait jamais. Il se souvint du moment où il s'était proposé comme recruteur pour éviter de devoir tuer, et des quelques imbéciles qu'il avait conduit à faire le même genre de serment abject.
Il pensa à cette jeune femme au sombre regard qu'il avait protégé alors qu'elle suintait la corruption, juste pour le plaisir de rogner l'autorité du chef des magistrats, Kakita Tatsumaru. Ou bien était-ce parce qu'il avait apprécié son charme vénéneux? Il se revit la traquant en vain dans les rues de Shiro Taishi, incapable de s'assurer de sa duplicité, malgré l'inutile destruction d'une échoppe et la mort d'un commerçant… pas si innocent que ça.
Il considéra aussi le corps d'un Hida projeté dans l'eau alors qu'il défendait la cité, et du calcul cynique qui l'avait conduit à laisser l'armure lourde l'entraîner vers le fond, alors que les kamis auraient pu le sauver sur une simple prière.
Il songea à tous les conseils intéressés qu'il avait offert au gouverneur, un autre Crabe, en remerciement de sa confiance, et à la part qu'il avait donc dans le chaos qui menaçait la cité.
A la mort inattendue de Yasuki Kimiko, la femme d'un ennemi de la Secte du Lotus, qu'il avait recrutée, et qui s'était tuée peu après sans qu'il n'ait pu en découvrir la raison.
Pour finir, il évoqua le moment où il avait traqué leur principal ennemi, en compagnie de Makichiro, ancien dirigeant du Kolat dans la ville, qui avait fait croire à sa mort. Ils avaient neutralisé les gardes sans difficulté, mais leur adversaire était bien plus qu'une simple ronin. Ils avaient eu de la chance de la prendre par surprise. Il senti de nouveau le poids de son regard de haine pure, presque aussi perçant qu'au moment où il avait demandé aux kamis de la maintenir immobile le temps que son maître lui tranche la gorge.
Non, il n'était pas certain d'être digne d'un don quelconque de la part des puissances célestes. Rien d'étonnant à ce que ses amis l'aient laissé.
"Tout le monde ne t'a pas abandonné", répondit une voix dans sa tête. "Nous sommes là. Nous pouvons t'aider à réparer ce que tu as fait."
Kemmei frissonna. Ce n'était pas les kamis dont il avait l'habitude, mais c'était clairement un esprit élémentaire. Il avait déjà senti ce genre de contact, c'était sur une colline, avec des adeptes aux robes sanglantes…
"VIENS", fit la voix d'un ton impérieux. "Après il sera trop tard".
Le shugenja lança un sort de communion, et vit les esprits tourbillonner autour de lui. Sans qu'il n'ait rien demandé, ils l'aidèrent à se relever, et ses jambes commencèrent à marcher seules vers les portes de la cité.
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Marchant d'un pas assuré, Kemmei progressait tranquillement vers le palais du gouverneur. Les heimins s'écartaient brusquement sur son passage, mais ce n'était pas le respect habituel. Ils fuyaient, et poussaient des cris que le shugenja n'entendait pas. Une partie de lui-même s'interrogeait sur la frayeur étrange de ces paysans, mais il n'avait pas le temps de s'y attarder. Toute son attention était concentrée sur les paroles murmurées par ses nouveaux amis, qui l'exhortaient à avancer.
"Tu as déjà fait beaucoup, mais tu n'as pas encore tout corrigé. Va."
La peur des habitants pouvait aussi s'expliquer par les deux personnages qui le suivaient : un samurai en armure bleue, dont la peau avait la même teinte, et une femme dénudée dont les entrailles pendaient hors du ventre. Ils marchaient d'un pas mécanique derrière Kemmei.
Devant les portes, un groupe de gardes avança vers eux, et chargea en prononçant des paroles inintelligibles. Le shugenja leva la main vers eux, et ils tombèrent à terre, la respiration sifflante. C'est alors qu'il remarqua que son bras était couvert de sang jusqu'au coude, et plus maigre qu'il ne l'aurait cru. Peu importait, il n'avait pas le temps de s'arrêter.
Lorsqu'ils entrèrent dans la salle d'audience, Hida Rokune n'était pas seul. Plusieurs courtisans et conseillers s'égaillèrent comme des grues lorsque le trio entra dans la pièce, alors que le gouverneur saisissait un tetsubo. Bondissant, il porta un coup violent à Kemmei, dont le bras gauche craqua. Celui-ci s'étonna de ne ressentir aucune douleur, et posa sa main sur la nuque de son adversaire en un geste presque fraternel. Le Crabe s'effondra comme une masse alors que la vie lui était arrachée. Le shugenja s'assit sur le fauteuil du défunt gouverneur alors que ses compagnons se débarrassaient des gardes restants, ainsi que d'un nezumi armé d'un naginata qu'il croyait avoir déjà vu quelque part. Mais où? Il commençait à se sentir fatigué, et les voix des kamis lui pressaient les tempes.
C'est alors qu'il remarqua la présence d'un homme qui n'avait pas fui, à quelques pas de lui. Il portait le mon de "l'organisation des marchands du Lotus", vitrine officielle du Kolat à Shiro Taishi. Son visage était vaguement familier, et il semblait trop choqué pour intervenir, se contentant de fixer Kemmei. Les kamis lui crièrent de tuer, mais la mémoire revint partiellement au recruteur de la Secte.
"Daisuke-sama ! Quelle chance de vous trouver ici," fit-il d'une voix qu'il ne reconnaissait pas. Il eut une violente quinte de toux, et cracha un mélange de sang et de glaire aux pieds de son supérieur. "Nous avons repris ce qui nous revient de droit, maintenant nous allons pouvoir accomplir de grandes choses ici." Son bras gauche semblait reprendre de la vie, mais la fatigue s'aggravait.
La porte de la salle était déjà entrouverte quand ils avaient fait leur entrée, aussi fut-il surpris de la voir exploser dans une tornade de flammes. A la lumière des flammes, il lui sembla apercevoir son ami le tensai du Feu Isawa Daitsuke, et à côté de lui ce Moshi aux curieux pouvoirs qu'il avait croisé plusieurs fois.
"Nous allons donner un second souffle à notre ville," continua-t-il d'une voix faible. "Nous allons…" Il ne termina pas sa phrase, et malgré les injonctions impérieuses des esprits, il sombra dans l'inconscience.
***
Kasuga Kemmei s'éveilla, tremblant et baignant dans sa sueur. Ses forces lui permirent juste de basculer le côté, et de relâcher le contenu de son estomac sans s'étouffer. Reprenant lentement sa respiration, il poussa de la main un vase posé sur sa table de chevet, lequel bascula puis alla se briser bruyamment sur le parquet, entraînant l'arrivé d'un serviteur, qui jeta un regard stupéfait sur la scène.
"Kasuga-sama?
- Ca va aller, va chercher de quoi nettoyer."
Alors que l'homme obéissait, puis revenait essuyer, le shugenja tendit sa conscience autour de lui, pour oublier son cauchemar. Il n'entendit rien.
Presque aussitôt il vomit de nouveau, à en avoir le souffle presque coupé. Le serviteur affolé tenta d'apaiser le tremblement qui secouait son maître, et lorsqu'il y parvint, celui-ci ordonna d'une voix hachée : "Va chercher les autres, et emballez mes affaires. Je dois quitter Shiro Taishi avant ce soir. Définitivement."